Entretien·Littérature

Adeline Fleury: Amour et raison sont-ils compatibles ?

Les Frénétiques est sorti en mars dernier chez Julliard

Bonjour Adeline!.

Je suis ravie de te rencontrer aujourd’hui et d’avoir pu découvrir ton dernier livre : Les frénétiques sorti aux éditions Jullliard. Je suis une femme née dans les années 70 et ton livre m’a percutée de plein fouet. Je n’étais pas prête.

De moi-même, je n’aurais pas été vers « Les frénétiques » spontanément et finalement à la suite d’une proposition de service presse, j’en ai accepté la lecture.  Je suis entrée dans un univers qui m’a beaucoup plu.

Ton livre est un cran au-dessus de ce que je peux voir sur Instagram par exemple. Sur les réseaux sociaux, les maisons d’édition poussent vraiment certaines sorties de livres au détriment parfois d’autres qui ne déméritent pas.

Ici, nous sommes plus, à mes yeux, dans de la littérature blanche. Je lis plusieurs livres en même temps.  « Les frénétiques » est moderne et engagé. Comment en es-tu arrivée à écrire « Les frénétiques » ? Déjà le titre est très fort ?

Ce texte a bouillonné en moi pendant plusieurs mois. Moi-même, j’ai ressenti un émoi pour une jeune femme mais vraiment de manière très très furtive en Italie, en vacances. J’étais sur le bord de la piscine. J’étais vraiment scotchée au point d’y penser le soir même, le lendemain, le surlendemain. Puis, des semaines après.  Au-delà de ça, ce questionnement du pourquoi me poursuit depuis quelques temps. Moi qui suis à priori à 100 pourcents hétérosexuelle, maman, avec beaucoup d’hommes dans ma vie, pourquoi de temps en temps je suis happée par une silhouette, un regard. Est-ce que mon désir ne serait pas plus fluide finalement qu’il n’y paraît? Je crois que c’est un questionnement naturel. J’en ai parlé avec des amis. Beaucoup de femmes, à un moment donné dans leur vie, s’interrogent là-dessus peut-être même plus que les hommes. Les femmes ont un parcours plus linéaire.

Peut-être que ce questionnement est plus autorisé pour les femmes que pour les hommes. Les hommes sont toujours en lutte avec cet ascendant de la masculinité ?

Peut-être oui, la virilité, le « je ne me laisse pas aller ». Je pense que les femmes ont une féminité qui se construit à tout moment. Nous n’avons pas la même féminité à 20 ans, à 35 et peut-être plus tard à 75 ans. Le féminin fluctue. Le corps féminin est tellement marqué par des étapes comme les menstruations, la maternité, l’accouchement.  

Je te rejoins. Par exemple, je constate que le fait d’avoir des filles m’a fait évoluer dans ma féminité aussi. Elles m’apportent le regard d’une autre génération.

 En vrai, je me demande si la femme ne se questionne pas plus au long de sa construction qu’un homme. C’est à vérifier bien entendu. Pour l’homme, c’est autre chose. Il y a la crise de la quarantaine d’un coup. Il va tout quitter pour une jeune femme.

Ce questionnement que tu as, il est en lien avec la crise de la quarantaine ?

Non, pas du tout. J’avais ce ressenti, ce questionnement. J’ai écrit sur le désir féminin avant ce texte. Je l’ai écrit en grosse partie en confinement.  Je me suis retrouvée enfermée dans cet appartement à Paris.  Je me suis dit qu’il fallait que j’écrive là-dessus. Le fait d’être enfermée, d’être coupée du toucher, de l’exultation des sens, du voyage, tout ça, ça a été exacerbé. J’ai mis tout ça dans le texte.

 C’est bien puissant en tout cas. Le mot correspond bien je trouve au niveau de la puissance.

Oui…ardent et frénétique !

Adeline Fleury devant le superbe Folon du patio radio de la RTBF!

 Je me suis un peu renseignée sur ton parcours. J’ai vu que tu avais un passé de journaliste.  Quelles sont les traces de ce journalisme dans ton écriture, dans tes livres ?  Ce n’est pas tout à fait le même travail.

« Les frénétiques » est très romanesque. L’écriture n’est pas journalistique. J’ai un passé de reporter de terrain. Ce passé fait peut-être que j’ai ce sens du détail. J’écris avec mes 5 sens. Quand je partais n’importe où en reportage, je n’avais pas de caméra, juste ma plume pour raconter ce que je voyais, vivais. Il faut faire passer les détails au lecteur. J’ai l’impression que ça se ressent. Après, dans mon parcours en tant qu’auteur, mon premier texte qui a été réédité « Petit traité de la jouissance féminine » est plus un livre hybride entre l’essai, plus documenté, plus journalistique et dedans il y avait des passages à la 3e personne où déjà je me lâchais un peu dans l’écriture romanesque. Le romanesque offre cette possibilité de lâcher prise. J’ai envie de n’écrire que des romans.  

Ce regard de reporter s’éloigne finalement de plus en plus ?

Oui, il fait partie de moi. Tous ceux qui écrivent en étant des journalistes, tous ces gens qui ont fait du terrain, ont quand même une propension à donner, à vivre, à voir les choses.

Un peu un côté cinématographique ?

 Oui, le roman est cinématographique.

 Il y a des moments où, en tout cas moi qui suis très visuelle quand je lis, je m’imaginais bien sur le bord de la piscine…

Je l’ai vu avant. Je vois chaque chapitre avant de l’écrire.  Quand je ne vois rien, je n’écris pas.

L’écriture est un peu dans ta famille. Quand on suit les traces d’un de ses parents, est-ce un atout ou un désavantage ?

J’ai vu mon père écrire du matin au soir. C’était un truc un peu effrayant. Il s’enfermait.

En effet j’ai vu sa page Wikipédia…

 Oui, elle est impressionnante.

Je ne le connaissais pas du tout. Dans son écriture, il rapporte aussi beaucoup de choses. Il y a aussi cette idée de reportage.

 Papa (Georges Fleury) est autodidacte. Il est spécialiste de la guerre d’Algérie. Il s’est engagé à 17 ans. Il était tout jeune. Ensuite, il a déserté. Il a eu plusieurs vies : il a été chanteur, marginal. A un moment, il est entré en écriture. Je suis née en 78 et en même temps, il écrivait son premier livre.

C’est un peu comme s’il était rentré dans les ordres ?

C’est un peu écrasant. J’ai vu papa écrire du matin au soir. Il s’est enfermé dans sa bulle d’écriture. En même temps, j’étais fascinée. Je ne voulais pas être écrivaine petite. Le journalisme c’est une façon d’écrire mais pas comme papa. Puis j’ai été rattrapée… Je ne fais pas du tout le même genre de livre que lui.  Chacun a son domaine d’expertise.  

Est-il possible d’échanger avec lui par rapport à l’écriture ?

C’est compliqué. Il lit tout ce que j’écris. Le premier sur la jouissance féminine a été quand même quelque chose de difficile. Il m’a lue et m’a dit : « Sur la forme, je n’ai rien à dire. Après sur le fond… » Ce n’est pas évident pour un père.

Pour le roman d’avant « Ida n’existe pas », je me suis inspirée d’un fait divers. Une femme qui a commis un infanticide. Il s’est interrogé sur le pourquoi.  Il s’est même inquiété en me questionnant : « Et ça va avec ton fils ? »

Pour « Les frénétiques », il l’a lu. Il l’a refermé et il m’a dit : « C’est du lourd. C’est maîtrisé. C’est un vrai roman ».

Finalement l’atout arrive plus tard ?  

Il n’écrit plus. Il a des problèmes de santé. Il a passé la main. Il a passé le relais.

Es-tu arrivée à l’écriture parce qu’il y avait ce papa qui écrivait du matin au soir ou bien avais-tu déjà une passion pour la lecture, l’écriture ?

 J’ai toujours été littéraire. Je suis fille unique. Petite fille, je passais beaucoup de temps toute seul sans en souffrir.  Je m’inventais mes jeux; dans ma solitude. Cette solitude m’a permis de développer mon imaginaire. J’ai crée pas mal de monde à moi.  Je n’ai jamais tenu de journaux intimes. J’ai beaucoup lu. J’étais bonne en rédaction. J’étais bonne en philo.  J’ai fait une classe préparatoire littéraire. Un prof d’histoire m’avait dit que je devais faire écrivain. Moi, je voulais faire du journalisme.

N’est-ce pas un peu tôt quand on aime écrire de se dire :  « Je vais devenir écrivain » quand on a 18 ans ?  N’est-ce pas quelque chose d’inaccessible ?

Il y a toujours des exceptions… Françoise Sagan, une espère de petit monstre…Je suis chez Julliard.  C’était sa maison d’édition. Elle est une figure ultra douée. Il lui fallait tout et tout de suite. Après, chacun son parcours. J’ai eu besoin de passer par les reportages. Sans le journalisme, je ne serai pas là à te parler.  

Au niveau de ta bibliographie, que je découvre, je constate que tous tes livres sont tournés vers les femmes. Pour démarrer la découverte de ton univers littéraire, y a-t-il un livre en particulier qu’il faut lire pour commencer ? Quel est le livre qui te représente le plus ? Celui qui te tient le plus à cœur ?

« Les frénétiques » est le livre qui me ressemble le plus maintenant. Mon écriture est plus fluide. Quand je relis ceux d’avant, je vois que depuis 2 livres mon écriture est beaucoup plus travaillée. J’ai passé des caps.

Celui d’avant, « Ida n’existe pas » me tient à cœur. Je me suis inspirée du fait divers de cette femme qui avait abandonné son bébé sur la plage de Berck sur Mer en 2013. Elle a été jugée et elle est en prison. Je me suis mise dans la peau de cette femme infanticide. Je n’ai pas essayé d’expliquer, de justifier son geste. J’ai voulu expliquer comment on peut en arriver là.

Il y a un peu du thriller dans sa construction. A partir de ce livre, mon écriture s’assume. Elle est plus assurée. Ida est encore plus court que « Les frénétiques ». Il n’y a pas un mot de trop. Je les travaille de plus en plus. Je les ciselle. Dans le dernier, il y a des phrases un peu plus longues par moment parce qu’on a de la description, de la nature, et cetera. J’ai beaucoup coupé aussi.

Les chapitres sont très courts !

Je suis à l’aise.  Ça donne un bon rythme au risque créer des ellipses parfois mais pas tant que ça finalement.  Le récit se tient sur une durée. C’est un temps.  

Un temps très court ?

Oui tout à fait !

Pourtant l’ambiance du livre donne l’impression qu’à la fois le temps est très court mais aussi qu’il dure une éternité.

Comme un film de 1h30 !

Pourtant le temps s’est arrêté sur cette ile. Je ne savais même pas qu’il y avait une île au large de Naples.

Il faut y aller !

Comme on le disait tout à l’heure, « Les frénétiques » parle de sexualité féminine. Dans notre monde en mouvement et en pleine évolution, quel est l’accueil réservé à ton roman ? Tout le monde n’est pas encore prêt à parler ouvertement de ce thème ?  Les avis doivent être très partagés sur Babelio par exemple?

Les avis vont du méga coup de cœur à c’est un livre bizarre. J’étais à un salon du livre à Metz. Les gens étaient très favorables.  J’avais fait une conférence lors de laquelle je parlais de désir assez ouvertement.  Les gens sont venus.  Puis il y a eu cette femme. Elle tourne autour du livre. Elle lit le résumé en quatrième. Elle regarde et elle a eu un geste hyper violent. Elle a rejeté le livre et s’est écriée : « Ah non, ça jamais ». Elle est partie.

Mon voisin de dédicace qui était un homme a levé les yeux au ciel. C’était d’une violence quand même. Il y a encore un regard suspicieux sur la sexualité féminine et l’homosexualité. J’aurais pu l’écrire de manière à ce qu’Eva soit un jeune garçon. Ce n’était pas le questionnement.

Il y a quand même une certaine audace en tant que femme d’écrire sur ce sujet ?

J’aime bien d’ailleurs le terme d’audacieux.  Il me va très bien en tout cas merci.

Du coup le monde actuel est-il aussi ouvert que nous voudrions le penser ?

Il y a du chemin encore mais ça évolue. Après je ne me rends pas bien compte parce que vivant à Paris dans un milieu intellectuel où ce genre de choses fait partie du quotidien. J’ai grandi en province. Il y avait tout dans le geste de cette lectrice qui a rejeté le livre. Elle avait une cinquantaine d’années. Elle n’était pas non plus d’un autre temps

Ada est une mère de famille qui est dans un contrôle, une abstinence depuis des mois. Je me suis demandé pourquoi elle s’imposait ça ?

Elle est dégoutée. Elle n’en peut plus. Sa vie tourne en rond avec les hommes. Au début, je dis et c’est fort, qu’elle ne supporte plus l’odeur de ses amants. Ce ne sont pas tant ses amants, c’est son odeur à elle avec ses amants. C’est comme si elle avait mangé un peu trop de la même pâtisserie. Elle n’en peut plus donc elle met sa vie sexuelle complètement en sommeil.

En même temps, en arrivant sur cette île, elle a envie de se réconcilier avec son corps. Pas dans l’idée de tomber sur quelqu’un comme ça, elle est à nouveau vierge de tout.

 Un peu comme une longue période de méditation ? Comme le carême ou le ramadan ? Cette abstinence est une sorte de purification ?

Oui, elle s’est purifiée pour mieux ressentir après.

Malgré cette purification, en quelques jours, elle perd pied ? Comment expliques-tu cela ?

C’est tellement brutal ! C’est comme un coup de foudre. C’est une histoire d’amour. Ce n’est pas que du désir. Elle tombre raide dingue au point de se projeter. Ada se répète que ça va bien se passer, qu’elles vont pouvoir s’installer ensemble. Finalement Paris ce n’est pas si loin. Elle trouve plein de solutions. Cet amour lui tombe dessus. Avant même de toucher Eva, elle l’a déjà dans la peau.

Eva l’a aussi dans la peau mais elle a l’innocence de sa jeunesse et elle a besoin de ce jeu du chat et de la souris.

Oui, Eva est beaucoup plus jeune. Elle est plus légère. Elle aime les filles mais elle flirte avec des garçons.  Elle voit bien que ça met Ada dans tous ses états. L’autre est jalouse.  Son comportement renforce le désir. Elle part en scooter avec un garçon… Tout ça , inconsciemment, nourrit ce désir qui va vers la folie.

Pour Ada, cet amour est passionnel mais un amour vrai avec des sentiments très forts qu’elle ne contrôle pas du tout. Pour toi, l’amour passionnel mène-t-il d’office à la folie ?

Je pense que l’amour passionnel mène à la folie.

J’ai discuté avec une copine la semaine passée et elle me disait avoir vécu l’amour passionnel. Maintenant, elle est dans une relation plus paisible. Elle s’y sent bien. Je me disais qu’un couple comme ça devait être cool.  Cette relation apaisée a un autre côté apaisant…

Oui mais d’un autre côté, on ne vibre pas. Dans l’amour passionnel, il y a quelque chose de vertigineux, de dangereux.  Il faut accepter ce danger-là.  Un danger tel que la mort rôde autour. Mais peut-être que oui, un amour apaisé doit être très agréable. C’est autre chose.

Si je comprends bien, tu n’es pas la recherche d’un amour apaisé ?

Je ne sais même pas si je suis là recherche de quelque chose.

Est-ce que l’amour raisonnable existe ?

Amour et raison sont-ils compatibles ?

Maintenant pour l’écriture d’un roman, c’est sûrement un peu fade l’amour raisonnable. Bien que si je prends « Mon mari » de Maud Ventura, là il est question d’amour raisonnable.

L’amour passion est plus romanesque.  Maud Venture fait de l’amour raisonnable quelque chose d’intéressant.

Dernière petite question…qu’en est-il au niveau des projets ? Tu es déjà repartie vers autre chose ? Tu prévois un livre par an ?

J’ai déjà bien avancé dans mon nouveau projet. Ecrire un livre par an, oui. Maintenant, il y a des agendas, des calendriers. Sortir tel livre à telle période, tout ça s’étudie avec la maison d’édition.  Le nouveau roman est écrit aux deux-tiers.  Je pense qu’il sera en librairie en 2023 ou tout début 2024 au plus tard.

Toujours autour des femmes ?

Oui mais pas du tout dans le même univers. Le récit se passe à la fin des années 80, dans un village de Basse-Normandie. J’ai grandi un peu par là-bas. Il s’agit de 2 femmes dans des milieux d’hommes. Une femme vétérinaire et une femme maréchal-ferrant.  Clairement on leur fait sentir qu’elles n’ont pas leur place dans leur milieu professionnel.

Tout à fait autre chose ?

Oui, quelque chose de très rural ! Le corps sera là mais pas de manière aussi fénétique. Il fait moins chaud en Normandie qu’en Italie.

Merci en tout cas pour cet entretien très agréable.

2 commentaires sur “Adeline Fleury: Amour et raison sont-ils compatibles ?

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